7
L’éclaireur du messager de l’évêque-légat – à moins qu’il ne fallût le considérer comme envoyé par l’impératrice – pénétra dans la ville et la porte du château en ce même jour, le vingt et un juin, afin d’être présenté à Hugh Beringar. À ce moment précis, ce dernier donnait ordre à une demi-douzaine de ses hommes de se rendre au pont et de se mêler aux activités de Simon Poer et de ses acolytes qui n’avaient rien prévu de tel. Comme ils étaient loin de leurs bases et dans un territoire jusqu’alors inexploré, ils seraient probablement armés. Hugh trouva le visiteur passablement encombrant, mais parfaitement au fait des nombreuses difficultés que rencontraient les fidèles du roi, il se garda bien de se débarrasser du héraut sans cérémonie. Quelle que fût la raison de cette ambassade, il lui fallait savoir de quoi il s’agissait et s’y préparer dans les formes.
Dans la salle des gardes de la loge, il se trouva confronté à un chevalier très calme, frisant la quarantaine, qui lui transmit son message en termes choisis.
— Messire shérif, la Dame des Anglais et Sa Seigneurie l’évêque de Winchester vous prient de recevoir leur messager, courtoisement, car il vient à vous avec une offre de paix au nom de l’ordre et en leur nom propre, et toujours en leur nom, il sollicite votre aide afin de mettre un terme aux souffrances du royaume. Je suis ici pour annoncer sa venue.
Ainsi donc, l’impératrice avait pris le titre traditionnel d’une reine élue avant son couronnement ! Les événements semblaient singulièrement s’accélérer.
— Le héraut de Mgr de Winchester sera le bienvenu, dit Hugh, et il sera reçu ici, à Shrewsbury, avec tous les honneurs. Je prêterai une oreille attentive à tout ce qu’il aura à me dire. Mais pour le moment j’ai sur les bras une affaire qui ne peut attendre. Dans combien de temps votre seigneur sera-t-il là ?
— D’ici une couple d’heures, peut-être, répondit le chevalier, après réflexion.
— Bien, alors je peux veiller à ce que tout soit prêt pour le recevoir, et ça me laisse le temps d’éclaircir une petite chose que je n’ai pas terminée. De combien de suivants sera-t-il accompagné ?
— Seulement deux hommes d’armes, monsieur, et moi-même.
— Alors je vais charger mon adjoint de tout cela, il va vous trouver un logement pour vous-même et vos deux hommes ici, au château. Pour ce qui est de votre seigneur, il viendra chez moi, et mon épouse se fera un plaisir de le recevoir. Ne m’en veuillez pas si je ne m’attarde pas pour le moment, car je dois agir au crépuscule et ça ne peut pas attendre. Je vous promets de me montrer meilleur hôte plus tard.
Le messager fut tout heureux de voir qu’on emmenait son cheval aux écuries pour s’occuper de lui, tandis qu’Alan Herbard le conduisait à un logement confortable, où il put retirer ses bottes, sa veste de cuir et se reposer. Puis quand il fut à l’aise, il fit fête au vin et à la nourriture qu’on lui présenta. Le jeune adjoint de Hugh jouerait bientôt à la perfection son rôle d’amphitryon. Il manquait encore un peu d’expérience, et mettait trop d’enthousiasme à exécuter les ordres qu’on lui donnait. Hugh les laissa tous les deux et se hâta d’emmener ses six hommes hors de la ville.
L’office de complies était terminé ; la lumière hésitait entre l’ombre et la clarté sans pouvoir se décider. Au moment où ils parvinrent à la Croix Haute et prirent le virage pour descendre la pente prononcée de la Wyle, ils avaient le soleil couchant devant eux. Dans l’obscurité complète, leurs proies auraient eu plus de chances de leur échapper ; en plein jour on les aurait trop aisément repérés de loin. Si ces joueurs n’étaient pas des enfants de choeur, ils auraient posté un guetteur pour les avertir.
La Wyle, qui déroulait ses courbes vers l’est, les conduisit au mur de la ville et à la porte d’Angleterre, et là un gamin très menu, avec des jambes de faucheux, une tignasse emmêlée et un regard très vif, sortit de l’ombre, sous la porte, et tira Hugh par la manche. Le garçon de Wat, garnement dégourdi de la Première Enceinte, pénétré de l’importance de sa mission et fier de l’adresse qu’il avait montrée pour la remplir, avait suivi les joueurs et se trouvait prêt à dire ce qu’il savait ainsi qu’à donner des conseils.
— Ils sont tous ensemble, monsieur, les quatre de l’abbaye et une bonne douzaine d’autres gens du pays, en majorité de la ville.
La nuance de mépris qu’on décelait dans sa voix indiquait que sur la Première Enceinte on était moins naïf.
— À votre place, je laisserais les chevaux et j’irais à pied, poursuivit-il. En entendant des cavaliers à cette heure-ci, vos suspects se disperseraient et fileraient au premier bruit de sabots sur le pont. Les sons portent loin.
L’idée n’était pas mauvaise, si les joueurs sévissaient dans les parages.
— Eh bien, où sont-ils ? demanda Hugh, mettant pied à terre.
— Sous l’arche, à l’autre bout du pont, monsieur, ils sont au sec et bien tranquilles.
Rien d’étonnant à ça ; avec l’été, le niveau de l’eau était plutôt bas. C’était seulement quand le fleuve atteignait son plus haut qu’il était impossible de passer sous cette arche. À la belle saison, ce serait un nid d’herbes sèches.
— Ah, ils ont de la lumière ?
— Oui, une lanterne sourde. Vous ne verrez pas la moindre lueur ni d’un côté de la rivière ni de l’autre, à moins d’entrer dans l’eau ; elle n’éclaire que la pierre où ils lancent les dés !
On l’éteindrait donc facilement, à la première occasion, et tout ce beau monde s’enfuirait dans toutes les directions, comme des oiseaux effrayés. Les tricheurs ne seraient ni les derniers ni les plus lents. On attraperait sûrement un bon nombre de leurs victimes, mais quel délit avaient-elles commis, à part se laisser plumer bêtement ? Il n’y avait rien d’autre à leur reprocher.
— On laisse les chevaux ici, déclara Hugh, prenant sa décision. Vous avez entendu le petit ? Ils sont sous le pont. Je suppose qu’ils ont pris le sentier qui descend vers la Gaye, le long de la berge. De l’autre côté de l’arche, il y a des buissons épais, mais c’est par là qu’ils vont filer. Trois hommes sur chaque pente, je m’occuperai du reste avec les trois autres. Ne vous occupez pas des idiots du coin, si vous tombez dessus, mais chargez-vous des étrangers.
C’est ainsi qu’ils se mirent en branle. Ils traversèrent le pont individuellement ou par deux et prirent position de chaque côté, se dispersant parmi les taillis qui bordaient la berge. Peu après, les dernières lueurs du soleil disparurent à l’occident, et la nuit descendit à pas de velours. Hugh se dirigea vers l’ouest jusqu’à ce qu’il aperçût enfin une faible lueur sous l’arche de pierre. Ils étaient là, relativement nombreux ; il aurait peut-être dû être plus prudent et prendre plus d’hommes. Mais les gens de la ville ne l’intéressaient pas. Qu’ils regagnent leur lit discrètement ; ça leur donnerait l’occasion de revenir sur leurs rêves envolés de devenir riches en un coup de dés. C’étaient les tricheurs qu’il voulait. Le prévôt de la ville s’arrangerait avec ses imbéciles de concitoyens.
Il laissa le ciel s’obscurcir un peu plus avant de passer à l’action. La nuit d’été s’installait, sans lune, semblable à de douces ailes repliées. À son coup de sifflet ses hommes s’ébranlèrent sur chaque flanc.
Les buissons étaient épais sur la rive, et leur bruissement léger, par cette nuit sans vent, trahit leur approche un moment trop tôt. Celui qui était de garde, un peu plus bas, avait l’oreille fine. Il y eut un sifflement aigu, puis plus rien. La lanterne s’éteignit aussitôt, et sous les grosses pierres du pont, il faisait noir comme dans un four. Plus question de discrétion, Hugh et ses hommes se ruèrent à l’assaut. Des ombres se séparèrent, se heurtèrent, se soulevèrent et s’enfuirent dans un silence total, seulement rompu par la respiration précipitée que provoque la peur. Les gens d’armes passèrent à travers les taillis, se rapprochant pour cerner l’arche. Certains de ceux qui étaient maintenant pris au piège se sauvèrent vers la droite, d’autres vers la gauche, ne tenant pas à tomber dans les bras de ceux qui les attendaient ; ils pataugèrent dans l’eau peu profonde, puis s’enfoncèrent dans des trous. Quelques-uns gagnèrent la rive opposée, des gens du cru, sûrement, qui connaissaient le fleuve comme leur poche, et nageaient comme des poissons depuis leur plus tendre enfance. Tant mieux, ils habitaient Shrewsbury depuis toujours. S’ils y avaient laissé des plumes, ça leur servirait de leçon. Qu’ils regagnent donc leur lit et se repentent à loisir, c’est-à-dire si leurs épouses leur en donnaient le loisir !
Mais il y en avait, sous l’arche du pont, qui n’étaient pas nés au bord de la Severn, et à qui l’idée de se mouiller les pieds ne souriait guère, même s’il s’agissait simplement de patauger. Des poignards apparurent soudain dans leurs mains et ils s’efforcèrent, non sans succès, de se frayer un chemin en jouant du couteau, et sans se poser de questions. Il ne leur fallut pas longtemps. Dans l’obscurité frémissante, dispersés dans les herbes piétinées de la rive, les six gens d’armes de Hugh prirent les prisonniers qu’ils purent, heureux de s’en sortir avec de simples égratignures où perlait un peu de sang. Et dans l’ombre, le bruissement de feuilles qui s’atténuait peu à peu indiqua que d’aucuns s’en étaient tirés à bon compte. Invisibles sous le pont, la lanterne abandonnée et les dés jetés en vrac, perte sensible pour un tricheur qui doit en préparer de nouveaux, attendaient qu’on les récupérât.
Hugh essuya le sang d’une blessure légère qu’il avait au bras et, foulant l’herbe sèche, il remonta la pente, en prenant le sentier qui, partant de la Gaye, menait à la grand-route et au pont. Devant lui, une silhouette tentait de s’échapper en jurant. Hugh lança un cri qui le précéda sur la route.
— Arrêtez-le ! Il est recherché !
Les gens de la ville et de la Première Enceinte étaient peut-être en train de rentrer chez eux, il y en a toujours, honnêtes ou non, qui arrivent après la bataille, et qui du bon ou du mauvais côté de la légalité sont toujours prêts à se conduire joyeusement comme des crapules ou à prêter main-forte à la loi, selon leur tempérament.
Au-dessus de lui, au coeur de cette douce nuit d’été, où seul luisait encore un liseré couleur de safran à l’ouest, un cri perçant lui répondit, où se mêlaient la surprise et la gaieté. L’on entendit brièvement les échos confus d’une bagarre, et quelques halètements. Hugh regagna la grand-route tant bien que mal pour voir les ombres de trois cavaliers arrêtés près du pont, deux d’entre eux protégeant les flancs du premier qui s’était légèrement penché sur sa selle pour prendre par la peau du cou un individu qui soufflait comme un phoque, appuyé contre le cheval, et cette respiration oppressée était le seul effort dont il fut capable.
— Je pense, monsieur, dit le responsable de cette prise, que c’est l’homme que vous cherchez. J’ai cru entendre qu’il vous le fallait. Y a-t-il des représentants de la loi dans les parages ?
Cette voix, belle et sonore, appartenait à quelqu’un qui n’était pas habitué à baisser le ton. La douce obscurité cachait plus ou moins son visage, mais on voyait que l’homme se tenait très droit en selle, qu’il était souple, gracieux et indiscutablement jeune. Il laissa aller son prisonnier, comme pour le remettre à qui de droit. Pratiquement libéré, le fugitif ne tenta ni de s’échapper ni de prendre ses jambes à son cou ; mais, se campant fermement sur le sol, les pieds écartés, il toisa Hugh d’un regard dubitatif où il y avait du défi.
— Il semble que je ne vous sois redevable que pour du menu fretin, dit Hugh, avec un sourire en coin quand il reconnut celui qu’il avait pris en chasse. Mais je crains qu’on n’ait laissé les gros poissons s’échapper. On essayait de mettre la main sur une bande de tricheurs en quête de clients, mais le jeune homme que vous avez capturé s’avère être l’un de ces clients, justement. C’est notre bon orfèvre. Il y avait dans tout cela plus d’or à perdre qu’à gagner, j’en ai peur, maître Daniel, surtout avec ce genre de compagnons.
— Ce n’est pas un crime de disputer une partie de dés, marmonna le jeune homme grognon, traînant les pieds dans la poussière de la route. Ma chance aurait tourné...
— Pas avec ces dés là. Mais gâcher sa soirée et rentrer chez soi les poches vides, ça n’est pas un crime, en effet, et je n’ai rien à vous reprocher, dans la mesure où vous repartez maintenant ; quant au reste, confiez-vous à mon sergent. Si vous êtes sage, vous serez rentré pour minuit.
Maître Daniel Aurifaber ne se fit pas prier pour obéir et, d’un pas lourd, se dirigea vers le pont pour repartir avec les prisonniers. Un claquement de sabots passant au trot sur le pont indiqua que quelqu’un avait couru chercher les chevaux et avait l’intention de continuer la poursuite vers l’ouest, direction qu’avait prise les fuyards. Dans moins d’un mille, ils auraient gagné les bois, où ils seraient en sûreté, et il faudrait employer des chiens de chasse pour les rattraper. Il n’y avait guère de chances de les prendre cette nuit. On aviserait demain.
— Ce n’est pas exactement ainsi que je comptais vous accueillir, dit Hugh, examinant attentivement le visage indistinct au-dessus de lui. Car, si je ne me trompe, vous êtes l’envoyé de l’impératrice et de l’évêque de Winchester. Votre héraut est arrivé il y a un peu plus d’une heure. Je ne vous attendais pas aussi tôt. Je croyais en avoir terminé avec cette histoire, avant de vous recevoir. Je m’appelle Hugh Beringar, shérif du roi Etienne en ce comté. Vos hommes seront logés au château, je vais leur trouver un guide. Vous, monsieur, vous êtes mon invité, si vous voulez bien m’accorder cet honneur.
— C’est fort aimable à vous, répondit le messager impérial d’un ton léger. J’accepte de tout coeur. Mais ne vaudrait-il pas mieux en finir d’abord avec vos concitoyens et leur permettre de rentrer se coucher ? Mes affaires ne sont pas d’une telle urgence.
— Il m’est arrivé de mieux réussir dans mes entreprises, je dois le reconnaître, admit Hugh, plus tard, s’adressant à Cadfael. J’ai non seulement sous-estimé leur audace mais encore le nombre d’armes qu’ils portaient sur eux.
Quatre hôtes avaient déserté les chambres de frère Denis cette nuit-là : Simon Poer, le marchand de Guildford, Walter Bagot, le gantier, John Shure, le tailleur, et enfin le maréchal-ferrant William Haies. Mais celui-ci était logé dans une cellule de pierre du château de Shrewsbury, ainsi qu’un colporteur qui leur avait servi de rabatteur. Ses trois compagnons s’en étaient tirés les braies nettes, à part quelques égratignures et autres bleus ; ils étaient dans les bois, le plus au nord possible, dans la Forêt Longue, où ils avaient trouvé un abri dans la nuit tiède, pour y compter leurs pertes et surtout leurs profits, qui étaient considérables. Plus question pour eux de retourner à l’abbaye ou en ville. De toute manière leur trafic se serait prolongé une soirée de plus au maximum. On ne peut pas tabler sur plus de trois soirs consécutifs, car après un mauvais perdant devient infailliblement soupçonneux. Il leur était aussi difficile de retourner vers le sud. Mais celui qui vit des ressources de son esprit dévoyé sait qu’il doit être capable de s’adapter, et quand on est malhonnête, il y a mille façons de gagner sa vie.
Quant aux jeunes bravaches et aux marchands un peu naïfs qui, en partant, se voyaient déjà revenir chez eux une petite fortune en poche, on les rassembla à la loge, où on les tança d’importance. On les renvoya ainsi prévenus auprès de leurs épouses, l’oreille basse et les poches vides.
Le travail de cette nuit aurait pris fin sur cette note si l’éclat d’une torche sous le passage voûté ne s’était pas reflété sur une bague que Daniel Aurifaber portait à la main droite ; elle était d’argent aplati, avec un chaton ovale, et pendant un instant elle fut parfaitement visible. Hugh l’aperçut et posa la main sur le bras de l’orfèvre.
— Cette bague – j’aimerais la voir de plus près.
Daniel la lui montra avec une répugnance évidente, attitude qui semblait plutôt provoquée par la surprise que par un quelconque sentiment de culpabilité. Elle était un peu serrée, et il eut quelque difficulté à la retirer, mais il n’avait aucune marque au doigt indiquant qu’il la portait régulièrement.
— Quand vous êtes-vous procuré ce bijou ? demanda Hugh, tenant l’anneau à la lumière vacillante pour en examiner la devise et l’inscription.
— Je l’ai acheté honnêtement, répliqua Daniel sur la défensive.
— Je n’en doute pas, mais à qui ? À l’un de ces joueurs ? Et si oui, lequel ?
— Le marchand – il disait s’appeler Simon Poer. Il me l’a présentée, c’était du travail bien fait. Je lui en ai donné un bon prix.
— Vous l’avez payé deux fois trop cher, mon ami, déclara Hugh, car vous pouvez dire adieu à votre argent et à l’anneau. Il ne vous est pas venu à l’idée qu’il avait peut-être été volé ?
A la façon dont l’orfèvre battit nerveusement des paupières, cette éventualité ne lui avait sûrement pas échappé, mais il s’était hâté de la chasser de son esprit.
— Non ! Pourquoi aurais-je pensé à ça ? L’homme avait l’air d’être à l’aise, solide, tout à fait ce qu’il prétendait être...
— Ce matin même, dit Hugh, une bague comme celle-là a été volée à un pèlerin à l’abbaye pendant la messe. L’abbé en a informé le prévôt après qu’on eut fouillé partout au cas où on la proposerait sur le marché. Le prévôt, à son tour, m’en a fourni une description. C’est la devise et le sceau de l’évêque de Winchester ; il l’a donnée à son propriétaire pour lui servir de sauf-conduit sur la route.
— Mais je l’ai achetée en toute bonne foi, protesta Daniel, déconcerté. J’ai donné à l’homme ce qu’il demandait, l’anneau est à moi, je me le suis procuré honnêtement.
— Auprès d’un voleur. Tant pis pour vous, mon garçon ; la prochaine fois, quand vous lierez connaissance, comme ça, avec quelqu’un qui vous proposera de vous vendre une bague – c’est bien ça, non ? – à un prix inférieur à ce qu’elle vaut, ça vous servira de leçon. Ceux qui voyagent avec des dés dans la poche ne donnent rien pour rien, bien au contraire. S’ils vous ont vidé votre bourse, soyez plus prudent à l’avenir. Il faut que je rende cet objet à l’abbé demain matin. Il le retournera à son propriétaire.
Il vit l’orfèvre inspirer à pleins poumons pour protester rageusement contre cette décision et il secoua la tête plutôt gentiment, pour lui éviter cette peine.
— Le mal est sans remède. Prenez-vous-en à vous-même, Daniel, et allez vous réconcilier avec votre femme.
L’envoyé de l’impératrice remontait doucement la Wyle dans la nuit qui s’épaississait, marchant au même pas que Hugh, dont la monture était plus petite. Lui montait un grand et beau cheval et le cavalier aussi était grand avec de longs membres. À terre, songea Hugh, l’examinant discrètement, il me rendrait une bonne tête. On a en gros le même âge ; s’il a un an ou deux de plus, c’est le bout du monde.
— Vous êtes déjà venu à Shrewsbury ?
— Jamais. Une fois peut-être, je suis passé dans le comté. Je ne sais pas exactement où se situe la frontière. Naguère, je me suis trouvé près de Ludlow. Votre abbaye, dites-moi, il m’a semblé en passant que c’est une vaste et belle maison. Les moines sont des bénédictins ?
— Oui, dit Hugh, attendant d’autres questions qui ne vinrent pas. Vous avez des parents dans l’ordre ?
Même dans l’obscurité, il remarqua le sourire grave, méditatif de son compagnon.
— Ce serait une façon de dire les choses. Je pense qu’il m’autoriserait à le considérer ainsi, mais nous ne sommes pas de la même famille. Il me traitait comme son fils. À cause de lui, je garde une certaine tendresse pour l’ordre. Si j’ai bien compris, il y a des pèlerins ici, en ce moment. Pour une fête particulière ?
— La translation de sainte Winifred qu’on a amenée du pays de Galles jusqu’ici il y a quatre ans. On fêtera demain le jour de son arrivée.
Hugh avait parlé sans réfléchir, car il avait complètement oublié ce que Cadfael lui avait dit de cette arrivée, mais cette simple réponse lui rappela brusquement le récit de son ami.
— Je n’étais pas à Shrewsbury à cette époque, poursuivit-il, s’abstenant de juger. C’est l’année suivante que j’ai apporté mes biens à la cause du roi Étienne. Moi je viens du nord du comté.
Ils étaient arrivés au sommet de la colline et se dirigeaient maintenant vers l’église consacrée à sainte Marie. La grande porte de la cour de Hugh était ouverte à deux battants, et on y avait apposé des torches qui brûlaient encore. On avait dûment transmis son message à Aline, et elle les attendait avec tous les honneurs. La chambre étant prête, ils n’avaient plus qu’à se mettre les pieds sous la table. Depuis toujours, les règles et les horaires s’adaptent aux besoins d’un hôte. Ce sont là les lois et le privilège de l’hospitalité.
La maîtresse des lieux se tenait sur le seuil de la porte qu’elle ouvrit toute grande pour les accueillir. Ils entrèrent dans la grande salle où se répandait un flot de lumière qui provenait des torches accrochées au mur et des bougies sur les tables et, d’instinct, ils se tournèrent l’un vers l’autre pour prendre le temps de s’observer. L’examen dura plus longtemps que prévu et leurs pupilles se dilatèrent. Il eût été difficile de dire qui reconnut l’autre le premier. Leur mémoire se déclencha et presque à leur insu, ils se comprirent. Aline resta là, souriante, s’interrogeant. Elle les regardait tour à tour, sans rien dire, attendant qu’ils se décident à éclairer sa lanterne.
— Mais je vous connais ! s’exclama Hugh. Maintenant que je vous vois, il n’y a pas de doute.
— Je vous ai déjà rencontré auparavant, acquiesça son hôte. Je ne suis venu qu’une fois dans ce comté, et cependant...
— Il me fallait de la lumière, expliqua Hugh, car je n’ai entendu le son de votre voix qu’une fois, et vous n’avez pas dit grand-chose. Je ne sais pas si vous vous en souvenez. Moi si. Vous avez dit six mots : « Maintenant attaquez-vous à un homme ! » Quant à votre nom, je ne connais que celui que vous nous avez donné alors, et je suppose qu’il était faux. Vous êtes Robert, le fils du forestier, qui est venu sortir Yves Hugonin de ce repaire de brigands là-haut, à Titterstone Clee. Et vous l’avez remmené chez lui, ce me semble, ainsi que sa soeur.
— Et vous, vous avez assiégé cette forteresse, ce qui m’a permis d’y entrer, s’écria l’hôte, rayonnant. Vous voudrez bien m’excuser si je ne me suis pas montré à ce moment, mais sur votre territoire, je n’avais aucune garantie. Je suis vraiment très heureux de vous rencontrer normalement aujourd’hui, sans aucun besoin de m’enfuir.
— Nul besoin non plus de prétendre vous appeler Robert, le fils du forestier, rétorqua Hugh, avec un sourire confiant. Je vous ai dit mon nom, et vous laisse toute latitude d’agir à votre gré dans cette maison. Maintenant, puis-je savoir le vôtre ?
— À Antioche, où je suis né, on m’appelait Daoud, déclara le nouveau venu. Mais mon père était anglais, de l’armée de Robert de Normandie, et parmi ses compagnons d’armes, j’ai été baptisé. Je suis maintenant chrétien, et j’ai pris le nom du prêtre qui m’a servi de parrain. Je me nomme Olivier de Bretagne.
Ils restèrent à parler tard, cette nuit-là, tout au plaisir d’être enfin réunis après un an et demi plein de souvenirs et de questions. Mais d’abord, ils se consacrèrent un moment à la mission d’Olivier en ces lieux.
— On m’a envoyé, dit-il sérieusement, pour demander instamment aux shérifs de tous les comtés, quel qu’ait pu être leur suzerain antérieur, de réfléchir s’ils doivent ou non accepter la paix que leur offre l’impératrice Mathilde et lui prêter serment de fidélité. Voici le message de l’évêque et du concile : ce pays est depuis trop longtemps déchiré entre deux factions et a trop souffert de cette guerre fratricide. Quant à moi, je n’adresse aucun reproche au parti qui n’est pas le mien car les exigences des deux camps sont fondées, mais j’ai des reproches à formuler aux deux partis pour n’avoir pas réussi à tomber d’accord, afin de mettre un terme à ces épreuves. Le sort à Lincoln aurait tout aussi bien pu vous être favorable, mais ce ne fut pas le cas et l’Angleterre se retrouve avec un roi prisonnier, et avec une reine élue, libre et en pleine ascension. Ne serait-il pas temps de s’arrêter un peu ? Pour la paix et l’ordre, et pour que le royaume retrouve un gouvernement sain, qu’il y ait un chef à sa tête qui sache commander, et puisse en finir avec les nombreuses injustices, certaines tyrannies de ceux que nous connaissons parfaitement vous comme moi, des gens qui se sont placés en dehors de toute loi ? Il me paraît évident qu’un gouvernement fort vaut mieux que pas de gouvernement du tout. Au nom de la paix et de l’ordre, acceptez-vous l’impératrice comme souveraine, et voulez-vous mettre le comté sous sa suzeraineté ? A l’heure qu’il est, elle est déjà à Westminster, et les préparatifs pour son couronnement vont bon train. Les chances de succès seront bien meilleures si tous les shérifs décident conjointement de la soutenir.
— En quelque sorte, s’étonna discrètement Hugh, vous me demandez de revenir sur mon serment de fidélité au roi Etienne ?
— Oui, reconnut Olivier sans détour. Pour des raisons valables et sans intention de vous trahir. Ce n’est pas d’amour qu’on a besoin, mais de s’abstenir de haïr. Pensez à cela, plutôt qu’à préserver votre fidélité envers la population de votre comté, comme envers ce pays.
— J’y arriverai tout aussi bien, voire mieux en restant dans le camp que j’ai choisi, objecta Hugh avec le sourire. C’est ce à quoi je m’efforce en ce moment, et c’est dans cette voie que je continuerai tant que j’aurai un souffle de vie. Je suis le féal du roi Etienne et je n’ai pas l’intention de l’abandonner.
— Voilà qui me plaît ! s’exclama Olivier, souriant et soupirant en même temps. À vous dire vrai, maintenant que je vous connais un peu, je n’en attendais pas moins de vous. Moi non plus, je ne renierais pas mon serment. Mon seigneur est le féal de l’impératrice et je suis le féal de mon seigneur. Si nos positions étaient inversées, ma réponse serait la même que la vôtre. Il y a cependant du vrai dans ce que j’ai avancé. Ne croyez-vous pas que les gens en ont assez ? Celui qui travaille dans les champs, le petit citadin qui a à peine de quoi vivre, et qu’on vole de surcroît, seraient ravis de se prononcer en faveur de Mathilde ou d’Etienne, ne serait-ce que pour ne plus avoir l’autre sur le dos. Quant à moi, je m’efforce de remplir ma mission du mieux que je peux.
— Je n’ai rien à redire ni sur le fond ni sur la forme, affirma Hugh. Où irez-vous ensuite ? Mais j’espère que vous vous attarderez un jour ou deux. J’aimerais vous connaître mieux, et on en a des choses à se dire, vous et moi !
— D’ici, je me rendrai au nord-est, à Stafford, Derby, Nottingham, puis je reviendrai par l’est du pays. Certains seigneurs se laisseront convaincre, comme d’aucuns l’ont déjà fait. D’autres resteront fidèles à leur roi, comme vous. Et certains agiront comme par le passé, ils tourneront casaque, comme des girouettes agitées par le vent, et à chaque fois, ils augmenteront leurs prix. Bon, peu importe. Nous en avons terminé avec tout ça.
Il se pencha sur la table, écartant sa coupe de vin.
— J’avais – non, j’ai une autre mission à remplir, et j’aimerais bien rester avec vous quelques jours jusqu’à ce que j’aie trouvé ce que je cherche, ou que je sois sûr que ce n’est pas ici que je le trouverai. Quand vous m’avez parlé de ces légions de pèlerins, attirés par la fête, cela m’a redonné quelque espoir. Si un homme veut qu’on perde sa trace, il pourrait bien trouver refuge parmi cette multitude où presque personne ne se connaît. Je cherche un jeune homme, un certain Luc Meverel. Vous ne savez pas s’il est arrivé ici, par hasard ?
— Pas sous ce nom, répondit Hugh curieux autant qu’intéressé. Mais si quelqu’un ne tient pas à ce qu’on le retrouve, il peut prendre un faux nom. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
— Moi, rien. C’est une dame qui voudrait le retrouver. Si loin dans le nord, tout ça ne vous dit sûrement pas grand-chose. L’affaire s’est passée à Winchester, pendant le concile. Il y a eu mort d’homme et cela m’a touché de très près. Vous voyez de quoi je parle ? L’épouse du roi Étienne a envoyé son clerc là-bas, avec une lettre qui était un camouflet pur et simple à l’autorité du légat, et le bonhomme s’est fait attaquer nuitamment, dans la rue, à cause de son audace, et s’il s’en est tiré sans trop de dommage, un autre, lui, y a laissé sa peau.
— Mais parfaitement, je suis au courant, répliqua Hugh avec un intérêt accru. L’abbé Radulphe était au concile et il nous a donné un compte rendu détaillé de cette histoire. Un chevalier du nom de Rainald Bossard est arrivé à la rescousse de ce clerc quand on l’a agressé. Il était au service de Laurence d’Angers, d’après ce qu’on nous a dit.
— Tout comme moi.
— À en juger par les services que vous avez rendus à ses parents à Bromfield, je m’en doutais un peu. J’ai pensé à vous quand l’abbé a évoqué Laurence d’Angers, mais à ce moment, j’ignorais votre nom. Et ce Bossard, vous le connaissiez bien ?
— Nous avons servi un an en Palestine, et nous sommes rentrés ensemble. C’était un homme de coeur et un ami pour moi ; il a été tué en défendant un adversaire de bonne foi. Je n’étais pas avec lui, cette nuit-là. Je le regrette beaucoup. Peut-être serait-il encore en vie. Il avait deux de ses gens avec lui, qui n’étaient pas armés. Les autres s’étaient mis à cinq ou six sur le clerc. C’est une malheureuse affaire qui a eu lieu dans la confusion et l’obscurité. Le meurtrier a pris la fuite, sans laisser aucune trace. L’épouse de Rainald... Juliana... je ne la connaissais pas avant qu’on vienne à Winchester avec notre chef, le manoir principal de Rainald est situé dans cette région. J’ai appris à considérer cette veuve avec le plus grand respect, ajouta Olivier, très grave. Ils allaient parfaitement ensemble, tous les deux, et il eût été difficile d’adresser plus beau compliment à aucune autre dame.
— Il y a un héritier ? demanda Hugh. Un homme, ou encore un enfant ?
— Non, ils n’ont jamais eu d’enfants. Rainald avait la cinquantaine, et sa femme n’était pas tellement plus jeune, mais si belle ! poursuivit-il, après mûre réflexion, comme s’il essayait non pas de la flatter mais d’expliquer. Maintenant qu’elle est veuve, ça ne va pas être facile pour elle d’échapper à un nouveau mariage. Après Rainald, elle ne voudra personne d’autre. Elle a plusieurs manoirs qui lui appartiennent en propre. Ils avaient pensé à l’héritage tous les deux, c’est pourquoi ils avaient pris ce jeune homme chez eux, ce Luc Meverel, il y a seulement un an. C’est un cousin éloigné de dame Juliana. Il a dans les vingt-quatre, vingt-cinq ans, j’imagine, et c’est tout. Ils comptaient faire de lui leur héritier.
Il resta silencieux pendant quelques minutes, le menton dans la main, regardant d’un oeil sombre brûler les bougies. Hugh attendit tout en l’observant. Il avait un visage qui en valait la peine, avec son ossature nette et son teint mat. Il était d’une beauté farouche, même maintenant que ses yeux dorés d’oiseau de proie étaient ainsi voilés. Son épaisse chevelure noir bleuté encadrait son visage comme des ailes repliées et jetait des reflets bleuâtres quand soudain la flamme des bougies vacillait. Daoud, né à Antioche, fils d’un croisé anglais de l’armée de Robert de Normandie, s’était étrangement retrouvé à l’autre bout du monde, au service d’un baron angevin, pour tenter sa chance ici, presque plus normand qu’un Normand... Le monde n’est pas si grand après tout, songea Hugh, qu’un homme né pour l’aventure ne puisse le traverser.
— J’ai été trois fois dans cette maison, reprit Olivier, mais personnellement je n’ai jamais vu ce Luc Merevel. Tout ce que je sais de lui, c’est ce que les autres m’en ont dit, mais parmi ces autres, je sais qui je suis disposé à croire. Il n’est personne dans ce manoir, homme ou femme, qui ne reconnaisse qu’il était dévoué corps et âme à dame Juliana. Mais quant à deviner la vraie nature de ce dévouement... Beaucoup prétendaient qu’il l’aimait d’un amour très fort, et pas du tout à la manière d’un fils. D’autres encore affirment qu’il était également loyal à Rainald, mais maintenant ils n’en paraissent plus aussi sûrs. Luc était l’un de ceux qui se trouvaient avec Rainald quand on l’a poignardé dans la rue. Deux jours après, il a disparu du château et on ne l’a plus revu depuis.
— Oui, je commence à comprendre, murmura Hugh, y allant sur la pointe des pieds. Certains auraient-ils été jusqu’à suggérer que ce garçon avait tué son seigneur pour épouser sa femme ?
— C’est ce qui se dit maintenant, depuis sa fuite. Allez savoir qui a commencé à chuchoter ça. Mais aujourd’hui, la rumeur est devenue un cri.
— Mais alors, pourquoi s’être enfui, puisqu’il allait récolter les fruits de son labeur ? Ça ne tient pas debout. S’il était resté, il n’y aurait pas eu de place pour ces insinuations.
— Je crois que c’est ce qui vous trompe. Il y en aurait eu de toute façon. Il y avait ceux qui lui en voulaient pour sa chance et qui auraient été trop heureux de lui nuire par n’importe quel moyen. Aujourd’hui, ils ont trouvé deux bonnes raisons pour expliquer qu’il ait dû s’enfuir. La première, la culpabilité, tout simplement, et le remords, tout était perdu pour le mari, la femme et l’amant. La seconde ? La peur – que quelqu’un ait eu vent de son acte et soit prêt à tout pour découvrir la vérité. Que ce soit l’une ou l’autre de ces hypothèses, cela suffirait pour pousser un homme à se sauver à toutes jambes. On ne tue jamais sans raison, conclut Olivier, témoignant d’une sagesse mélancolique. Mais une fois le crime commis, le but recherché peut paraître encore plus difficile à atteindre.
— Vous ne m’avez pas donné le point de vue de la dame, remarqua Hugh. Ce qu’elle a à dire est sûrement important.
— Pour elle, ces vifs soupçons ne correspondent à rien. Elle aime beaucoup son jeune cousin, et ça ne date pas d’hier, mais elle n’en est pas amoureuse, et elle se refuse à croire qu’il ait pu avoir de pareilles pensées à son sujet. Elle affirme qu’il serait mort pour son seigneur, que c’est sa mort qui l’a rendu malade et poussé à s’enfuir, qu’il ne doit pas avoir toute sa tête, et qu’il s’adresse peut-être des reproches. Il était là, cette fameuse nuit, il a vu Rainald mourir. Elle est sûre de lui. Elle veut qu’on le retrouve et qu’on le lui ramène. Elle le considère comme un fils et elle a plus besoin de lui que jamais.
— C’est donc pour elle que vous le recherchez, lui. Mais pourquoi ici, dans le Nord ? Il s’est peut-être embarqué dans un port du Kent. Pourquoi le Nord ?
— Parce qu’il n’y a qu’une chose qu’on sache depuis qu’il a quitté le château, c’est qu’il allait vers le nord, par la route en direction de Newbury. J’ai pris la même route, par Abingdon et Oxford. Partout je me suis renseigné à son sujet : un jeune homme qui voyage seul. Mais je ne peux le chercher que sous son propre nom, c’est le seul que je connaisse. Impossible, comme vous dites, de deviner le nom qu’il a pris.
— Et vous ne savez même pas à quoi il ressemble ? Vous ne connaissez que son âge. Ma parole, vous courez après un fantôme !
— On peut toujours retrouver ce qui a été perdu, si on montre seulement assez de patience.
Le visage d’oiseau de proie exprimait la passion à défaut de patience, mais il y avait de la ténacité dans le dessin de ses lèvres et une détermination implacable.
— Eh bien, résuma Hugh après réflexion, rien ne nous empêche d’assister au retour de sainte Winifred sur son autel, demain, et frère Denis pourra passer au crible la liste de ses pèlerins et nous indiquer ceux dont l’âge correspond, qu’ils soient seuls ou non. Quant aux étrangers en ville, j’imagine que le prévôt Corvisart ne devrait pas avoir de mal à nous les désigner, pour la plupart d’entre eux. Tout le monde se connaît à Shrewsbury. Mais si votre homme est ici, il s’est vraisemblablement réfugié à l’abbaye, suggéra-t-il d’une voix lente, se mordant les lèvres d’un air pensif. Il faut que je renvoie cette bague à l’abbé demain à la première heure et que je le tienne au courant de la disparition de ses hôtes. Mais avant que je puisse aller à la fête moi-même, je dois envoyer une dizaine d’hommes fouiller les bois du voisinage, vers l’ouest, à la recherche de nos oiseaux. S’ils ont passé la frontière, ce n’est pas de chance pour les Gallois, et là je ne peux plus rien faire, mais je ne crois pas qu’ils comptent vivre dans les bois jusqu’à la fin de leurs jours. Ils n’iront peut-être pas loin. Et si je vous laissais avec le prévôt, que vous voyiez avec lui s’il y a moyen de mettre la main sur votre homme, pendant que je chercherai les miens ? Ensuite, nous irons voir les religieux ramener leur sainte, et nous vérifierons, avec frère Denis, la liste de ses hôtes.
— Cela me convient parfaitement, dit Olivier ravi. J’aimerais bien aller saluer le seigneur abbé que je me rappelle avoir vu à Winchester mais lui ne m’a sûrement pas remarqué. Et puis, peut-être vous en souvenez-vous, il y a un moine dans cette maison qui vous accompagnait à Bromfield et sur la Clee, l’autre fois. Je suppose que vous le connaissez bien. Est-il toujours à l’abbaye ?
Ses longs cils noirs qui descendaient presque jusqu’à ses pommettes voilaient à présent ses yeux d’or.
— Oui, et il doit avoir regagné son lit maintenant, après laudes, et nous aurions intérêt à l’imiter, vous et moi, car demain sera une rude journée.
— Il s’est montré bon envers les jeunes parents de mon seigneur, insista Olivier. J’aimerais beaucoup le revoir.
Inutile de demander un nom, pensa Hugh sans détacher les yeux de son invité. Celui-ci connaissait-il seulement le nom du moine ? Il ne l’avait pas mentionné en évoquant un religieux « qui n’était pas vraiment son parent mais qui l’avait traité comme un fils » et à cause de qui il portait une affection particulière aux bénédictins.
— Je me charge de vous le retrouver, promit Hugh, se levant très satisfait pour conduire son hôte à la chambre qu’on lui avait préparée.